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11. Allons nous asseoir à la table de la cuisine.

Publié le 21 juin 2013 dans Mémoires de bergers

Alors souvent il allume la lampe à pétrole, car la lumière venue du dehors, même en pleine journée, est parcimonieuse.

    Il la connaissait tant, la vieille cuisine où l’on ne fabriquait plus. Il en savait chaque parcelle, mieux peut-être et plus en détail  qu’une souris qui aurait passé là quelques semaines à trottiner sous les meubles à la recherche de quelques miettes oubliées. Il connaissait les murs qui s’effritent un peu, à cause du salpêtre, surtout du côté de la cave où il y avait eu des fromages pendant pas loin de deux siècles et demi. Il connaissait le sol, souvent mouillé l’été pendant les grandes chaleurs, avec une partie, un tiers environ, qui était en bois, là où les hommes se déchaussaient, délaissant leur grosses bottes d’écurie pleines de bouse pour enfiler des souliers plus adaptés à des locaux où l’on reste, en soirée  ou au terme de celle-ci pour monter aux deux chambres à coucher de l’étage. Il connaissait le plafond dont il n’y avait rien à dire, si ce n’est qu’il était si noir de suie qu’il en était devenu comme brillant. Il connaissait le creux de feu, centre absolu de la vieille cuisine, puisque seul endroit où l’on puisse faire du feu, chauffer son eau désormais que l’on ne fabriquait plus, et se chauffer aussi soi-même par la même occasion. Il connaissait les  armoires, l’enrochoir que l’on n’avait pas supprimé,  les tables, dont celle faite de toutes pièces par l’oncle Matthieu, les bancs, fabriqués par le même qui était le seul artisan voire artiste de la famille, maniant les outils pour le travail du bois avec une adresse étonnante, vu la grandeur et la force prodigieuses de ses grosses mains, bancs lustrés par les fonds de pantalons d’innombrables bergers et employés quand il s’agit de se mettre à table et de se restaurer, ou simplement boire un verre. Il connaissait aussi les fenêtres, le dessus des fenêtres, au printemps avec tout plein de mouches crevées, si nombreuses que l’on pouvait se demander d’où elles venaient et ce qu’elles avaient fait là. Mais elles cherchaient simplement un peu de lumière avant de terminer une saison où  le froid peu à peu avait envahi la cuisine et pour finir les avait condamnées à une fin qui s’apparentait à un suicide collectif.